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J'aurai ta peau

Jérôme, un fils adoptif

Quelques temps après que Bruno lui ait proposé de se prêter à un entretien et lui ait transmis nos coordonnées, Jérôme nous a appelé et nous avons convenu d’un rendez-vous à notre domicile. Ainsi Jérôme est-il le seul militant de notre échantillon à avoir accepté un entretien sans y avoir été expressément invité par nous ou par la direction de la section. Cette volonté de parler, qui a trouvé à se déployer dans un cadre certes pas neutre mais très éloigné de l’atmosphère de la permanence, est éclairante quant à la densité de l’information recueillie en une heure et demie. Jérôme a visiblement besoin de partager son vécu, comme pour en répartir la charge, d’oraliser les expériences accumulées face à une oreille attentive. Logé à la périphérie, il est venu dans le centre de --- en métro, son unique moyen de se déplacer (« j’ai même pas de voiture… ») ; Jérôme étant dépourvu de portable, nous le retrouvons à un endroit fixé à l’avance d’où nous gagnons notre appartement à pied. De petite taille mais pourvu d’une forte carrure, le jeune homme possède un visage très lisse, presque poupon, qui dégage pourtant une expression de sérieux, de préoccupation. Une impression qui se retrouve dans ses habits, un jean bon marché surmonté d’un T-shirt et d’une chemise, et jusque dans sa démarche, lente et digne. Peut-être pour effacer sa taille, il porte des chaussures dont la semelle avoisine les dix centimètres On ne saurait dire exactement pourquoi, mais Jérôme semble être en décalage avec lui-même.

            À 21 ans, occupé à préparer son Diplôme d’Accès aux Études Universitaires, il pourrait à première vue passer pour un lycéen particulièrement retardé. Son élocution et son œil affûté viennent vite dissiper cette illusion : à peine entré dans la pièce principale, Jérôme s’enchante d’un discret drapeau ukrainien et d’un abat-jour japonisant. Dans un décor en forme de présage, puisqu’il lui rappelle ses racines familiales et sa passion d’Orient, le jeune homme trouve immédiatement les conditions d’une parole libre. Même lorsqu’il sert une idée revendicative, son propos reste clair et construit sur le modèle bourgeois, souvent ourlé d’expressions surannées. Il est en cela le reflet de son vécu.

 

Le revers

Jérôme prend place au sein d’une famille unie et aisée. Installés dans un village du ------, à l’écart de l’agitation urbaine, ses parents ont repris une affaire splendide : « c’était une propriété de pêche avec des étangs, elle faisait 7 hectares, avec des maisons à louer. ». La propriété qui y est attenante, une maison de 27 pièces, est uniquement habitée par eux et sa grand-mère maternelle, de sorte que Jérôme occupe son « propre appartement au premier étage » dès 13 ans. Même s’ils ont finalement réussi, et que ce cadre de vie s’y accorde, ses parents restent des gens simples emprunts de leur trajectoire : lui est un voyageur de commerce fatigué, malade du cœur, reconverti en correspondant de la presse locale, quant à sa mère, immigrée Polonaise, elle a connu, aux côtés de ses six frères et sœurs, une « enfance misérable » agrémentée des quolibets classiques (« Sale polack »). Pour Jérôme, c’est une période dorée : en tant que fils unique, il représente l’unique réceptacle de l’attention et de l’amour de cette famille, ainsi que le destinataire des preuves matérielles d’affection : argent de poche, ordinateur, scooter… il ne manque de rien « tu faisais ça (il claque des doigts), tu l’avais ». Une existence dénuée d’angoisse, puisque même le futur semble assuré par ce patrimoine dont Jérôme héritera, prenant sa place dans le cycle normal d’une ascension sociale classique « Je m’voyais plus suivre la voie de ma mère qui semblait déjà tracée. ». Une perspective qui agit sur lui comme un véritable filet de sécurité existentiel, propre à borner son ambition de jeune adolescent à un carpe diem insouciant.

La mort de son père, qui fait une crise cardiaque l’année de ses 14 ans, inflige à cet univers préservé - « le meilleur des mondes » - un revers brutal et définitif. Du jour au lendemain, elle marque l’arrêt de la scolarité de Jérôme et précipite sa mère dans l’alcool, puis dans la faillite. Voulant fuir l’isolement du cadre rural, et contre l’avis de Jérôme qui y a fait son nid (« c’était un collège de village, il y avait 200 élèves, c’était pratiquement la famille »), elle décide de gagner la métropole ---- où réside le reste de sa famille. Mais la solidarité n’est pas au rendez-vous, y compris, souligne Jérôme, celle des parents proches secondés par le passé (« le retour de manivelle ne s’est pas fait du tout. »). L’un de ses oncles l’héberge, mais lui demande très vite, pressé par l’insistance de sa femme, militante socialiste, un « loyer faramineux » qui le contraint à venir habiter avec sa mère et sa grand-mère, saturant un deux pièces à ----- dont la vieille dame est propriétaire (et dans lequel ils vivent toujours). La situation financière, « catastrophique », s’ajoute au désarroi du deuil et précipite chacun des membres de la famille dans un effondrement personnel : sa mère, qui dort sur un fauteuil, multiplie les problèmes de santé (« une phlébite, elle avait une jambe énorme, et puis un autre truc aussi à son oreille : le tympan, des problèmes de tympan »). Jérôme, qui fait pour la première fois l’expérience d’un total dénuement, retombe dans ses dérives boulimiques, un temps surmontées (« j’ai tout repris, j’me suis remis à bouffer ; alors que ça allait mieux : j’avais perdu 42 kilos… mais j’ai tout repris. »). N’ayant pas le secours de l’alcool, il s’isole physiquement et mentalement, décidé à couper tous liens avec une réalité extérieure dont le degré de dureté le dissuade du moindre effort

 « Je reste chez moi, je discute avec ma mère, j’essaye de voir autre chose… je dors… enfin bref une période… je voulais voir personne ! J’avais pris d’assaut la salle de bain, je dormais dans la baignoire (il rit jaune). Je voulais voir personne, tout le monde me faisait chier, fallait pas me parler… »

Cet isolement est autant décidé que subi, dans la mesure où Jérôme fait l’expérience de l’ingratitude de son entourage : sa tante surtout, dont les persécutions l’atterre (« un truc clic-clac, que ma tante une fois a réclamé… j’avais la grippe, elle m’a foutu en bas du lit. »), mais également des familles amies, ou pour le moins obligées (« on leur avait filé un congélateur, un magnétoscope, des Super Nintendo pour les gosses… »), qui se défilent adroitement. Dès lors, Jérôme prétend n’avoir « plus confiance en personne ». Très vite, il a rayé la perspective d’une rentrée scolaire et avec elle celle de retisser du lien social : il aurait voulu réintégrer son ancien établissement, et le fait que ce soit impossible le maintient dans un état d’immobilisme. Pendant presque deux ans, il va demeurer dans cette antichambre mentale du refus, incapable d’accepter la réalité de son sort, incapable d’intégrer ni de surmonter ce qu’il nomme aujourd’hui pudiquement « des leçons de vie un petit peu sèches. ».

 

Reprendre le dessus

S’il parvient, très progressivement, à émerger de cette « prison volontaire », c’est que le jeune homme se trouve, à défaut de projet, des modèles d’action. Apathique, mais conscient de l’impasse dans laquelle il se trouve, Jérôme s’est mis en quête de figures nobles capables de l’extraire de son attentisme. Il s’inspire de ce dont il s’est toujours senti proche : son père notamment, mais aussi sa passion d’enfance, le Japon et la mentalité japonaise « j’me suis dit « Eux, c’est des fonceurs, tout ça, pourquoi pas faire autant ? » ». Il s’identifie également à un autre personnage, qui malgré les défis inhumains qu’a comporté son existence, semble n’avoir jamais dévié de sa trajectoire

 « J’ai commencé à lire sa biographie, et j’voyais son histoire à lui, qui était ma foi pire que la mienne : quand il est né, il est né dans une misère infernale, il a été mineur de fond, et j’me dis «Tiens, lui il a pas raccroché les revolvers » quoi, au contraire »

Cet homme, dont l’une des biographies inspire Jérôme au point de lui donner envie de se battre, c’est Jean-Marie Le Pen. Le premier contact, comme souvent, n’est pas pris avec le parti mais avec l’homme, du moins avec la figure mythifiée qui permet l’identification de tous les damnés de la terre français. Jérôme précise qu’à ce moment-là, toute dimension politique est absente de ce qui n’est qu’un intérêt pour l’homme, et encore un intérêt sporadique « juste des réflexions que j’avais comme ça entre la poire et le dessert. ». La direction que prend cet intérêt face à l’étendue du paysage politique français ne s’explique pas seulement par la carence de la gauche radicale en figure charismatique. Elle aussi, après tout, possède des figures historiques qui auraient pu inspirer Jérôme. Toutefois, à défaut d’une propriété de 27 pièces, celui-ci a reçu de sa mère un héritage politique explicite sous la forme de scènes de vie à l’époque soviétique, de récits de spoliation capables d’expliquer pourquoi « la haine du communisme, elle est latente dans ma famille ». Les origines polonaises et ukrainiennes de Jérôme, par la souffrance personnifiée qui y est attachée, ont discrédité définitivement à ses yeux la gauche radicale. Par la suite, sa propre expérience et l’analyse qu’il décidera d’en faire coupleront communisme et socialisme dans un même dégoût.

A l’âge de 16 ans, Jérôme achève le deuil de son père et de sa vie précédente en abordant le marché du travail. Dépourvu de diplôme et de relation, il ne peut prétendre qu’aux emplois les plus éloignés de ses aspirations, c'est-à-dire les plus en décalage avec son milieu socioculturel d’origine. Très vite, il comprend que les valeurs de mérite auxquelles il veut croire vont être mises à rude épreuve « là je suis arrivé en plein devant, dans le monde du travail, et ça a été… alors là c’était encore pire parce que là j’me suis fait carrément exploiter. ». Son premier boulot, du porte-à-porte, donne le ton à tous les niveaux : considéré comme un factotum pour un salaire inexistant, Jérôme accumule les vexations (« dont un déplacement à Marseille qui était une catastrophe : on m’a envoyé vendre du chocolat par 40 degrés à l’ombre ») sur fond de malhonnêteté (« c’était de l’arnaque pure et dure »). Surtout, le témoignage vivant des anciens du métier agit comme le plus efficace des repoussoirs « tous les tapeurs que j’ai vu ils avaient tous minimum deux divorces au compteur, ils étaient tous à la bouteille dès huit heures du matin ». Ce triptyque, une condensation du phénomène des travailleurs pauvres, va se retrouver dans l’ensemble de ses expériences, capable de leur donner à toutes, malgré leur grande diversité, le même parfum d’échec : démarchage en articles de fête, formations avortées en électricité, en bâtiment, service en salle dans des brasseries ---- et dans des cafés parisiens. Un autre sentiment émerge de chacune de ces tentatives : celui de l’injustice, qui se décline en deux aspects. Le plus visible, d’abord, concerne le statut de salarié dans ces secteurs du tertiaire, un statut de soumission extrême face aux exigences de l’employeur. Jérôme n’a de prise ni sur son salaire, couramment amputé, ni sur ses horaires, parfois doublés par les heures supplémentaires, ni sur ses conditions de travail qu’il assimile à de l’esclavage moderne. Pourtant, malgré l’évidence du problème, aucun des acteurs responsables ne vient peser dans la balance : ni les organisations syndicales uniformément gauchistes et faux-jetonnes (« Y a des gens qui sont censés défendre ces gens-là ! Des syndicats, communistes une fois de plus, qui sont pas présents. ») ni leurs pendants politiques hypocrites, à jamais symbolisés dans son esprit par ces militants socialistes venus dîner à la Brasserie de la Paix 

 « j’étais en train de ranger mes cartons de bouteille à 2 heures du matin, et j’entendais ces types parler des problèmes de la jeunesse « Et on va régler tous les soucis, et ceci-cela… ». J’me suis rendu compte à quel point (…) ils ne voyaient pas la réalité du quotidien. Sous leurs yeux, y’avait un type de 20 ans en train de suer sang et eau, payé trois sous espagnols, et eux ils parlaient des problèmes des jeunes… et leur repas ils le font régler aux frais de la mairie, avec mes sous, le peu que je cotise. »

Un fort sentiment d’injustice naît également de la concurrence de la population d’origine immigrée, qu’il subit au cours des épreuves de sélection pour l’accès à des formations. Alors qu’il estime avoir donné le meilleur de lui-même, surtout être le seul à avoir joué le jeu des essais préalables aux candidatures (« on m’a fait gratter des murs, on m’a fait repeindre des murs d’enceinte, j’ai fait les douze travaux d’Hercule (…) et j’étais le seul à le faire ! »), Jérôme n’a finalement pas eu accès à ces formations, à la différence d’individus moins méritant et légitimes que lui « A côté d’moi y avait des gars qui sortaient de prison, des sans papier, qui eux ont eu leur formation, moi je l’ai pas eue. ». Incapable de s’expliquer de telles décisions, il va se forger des conclusions rassurantes, estimant qu’il « y a toujours eu un favoritisme », qui s’avèrent bientôt particulièrement actives sur sa grille de lecture du monde social. Lorsqu’il accède, à son tour, à une formation, ses relations cordiales avec ses collègues d’origine maghrébine ne l’empêchent pas d’adopter une vision sélective de la réalité, capable de fixer dans sa mémoire des anecdotes dépeignant l’état d’esprit profiteur et nuisible de ces jeunes « j’me souviens par exemple des gars qui fauchaient des petits boulons, en expliquant que c’était le meilleur moyen pour péter des vitrines ».

 

Le principe responsabilité

La prégnance mentale de son milieu d’origine lui interdit tout agissement de ce genre, qu’il perçoit comme une sortie par le bas. Même aux abois, écrasé par un chef de rang tyrannique jusqu’à l’aurore pour s’écrouler ensuite sur un lit de camp près du reste de cette famille amputée, Jérôme n’envisage pas l’option de la délinquance. D’abord, c’est la raison qu’il développe, parce que cela irait à l’encontre de valeurs inculquées très tôt. Il aurait pourtant, à l’entendre, plus d’excuses que ces jeunes de cités à passer outre la norme juridique. La médiatisation de leur violence, les raisons que l’on y trouve, l’accablent comme un homme qui aurait seul connaissance d’une formidable imposture  « On dit « Non, ce sont des victimes de la société » (il rit). Moi je suis une victime de la société ! Moi j’ai morflé dans mon enfance ! ». Rien ne saurait justifier la délinquance, et Jérôme d’exhiber en retour ses propres difficultés, toujours affrontées de manière légale « jamais je me serais permis de me fourvoyer dans le shit, me mettre à braquer des vieilles, et ceci cela. Parce que j’ai confiance et parce que ça n’excuse pas ». Sans même s’en apercevoir, le jeune homme a fourni le facteur essentiel de son maintien. Sa persévérance s’appuie moins sur des qualités morales que sur l’idée de confiance en l’avenir, un principe attenant à son éducation.  

Malgré le revers significatif qu’il a connu, Jérôme garde en effet une conscience aiguë de son appartenance bourgeoise. Paradoxalement c’est cette même conscience, fondement de sa « confiance », qui lui fait considérer les emplois qu’il occupe comme un déclassement humiliant, encore aggravé par le fait qu’on lui préfère parfois des candidats d’origine étrangère. Son sentiment d’injustice personnel, qui tient au décalage entre ce qu’il est et ce qu’il devrait être, lui souffle la conviction d’une injustice bien plus grande, d’un décalage à l’échelle nationale entre ce qui est et ce qui devrait être. Son lien avec la politique se resserre au moment où Jérôme cherche les « acteurs » de ce système qui le laisse perdre pied

 « Fallait bien que je trouve aussi un responsable à tous les ennuis qui me tombaient dessus : tous ces soucis qui arrivaient au quotidien, des travaux pourris : comment ça se fait que j’allais bosser 10 heures par jour à taper à des portes et que j’étais payé   1 franc ? Qui était responsable de cette situation ? »

Les réponses à ces questions lui sont fournies par un homme, qui malgré son appartenance politique, ne semble pas atteint par l’hypocrisie de ce milieu, ni coupé des réalités de la France en sueur : « Le Pen mettait en lumière des problèmes qui me concernaient directement et je trouvais qu’il avait raison sur beaucoup de points ». Même si Jérôme, préoccupé par ses drames quotidien, ne prête qu’ « une oreille » au discours frontiste, son adéquation avec les obstacles qu’il rencontre le convainc de la justesse de cette analyse. Si le discours lepéniste dit ce qu’il vit, c’est qu’il dit le vrai, car Jérôme considère son statut de témoin comme indépassable « Ça c’est réel, c’est quelque chose de tactile, que j’ai vu de mes yeux vu ». À l’inverse, le discours socialiste décrit une « réalité hypocrite », tente de faire « croire à quelque chose qui n’est pas réel, à du conte de fée ». L’existence de cet îlot politique où la franchise subsiste le rassure, car la société dans son ensemble lui paraît chaque jour un peu plus acquise au mensonge, et corrodée par lui.

Le besoin de modèles

Plus que jamais, son besoin de modèles se fait sentir. Il ne s’agit plus de sortir de l’ombre, néanmoins, mais de ne pas lâcher prise face à une situation qui ne donne aucun signe d’amélioration. Écartant momentanément la persévérance nippone, Jérôme va se tourner vers la seule institution encore capable de jouer son rôle : l’armée. D’autres lui auraient préféré l’Eglise, mais il n’est pas croyant, et recherche de toutes façons un salut beaucoup plus énergique « j’avais besoin (…) d’un coup de pied dans le cul justement pour me remettre droit ». Livré à lui-même, il a pourtant connu son père suffisamment longtemps (il « était là pour me foutre des tartes quand j’faisais des conneries ») pour savoir les vertus d’une sévérité bienveillante qu’il appelle de ses vœux. Comme d’autres rêvent à la liberté d’un studio loin du giron parental, lui estime qu’une caserne serait capable de le protéger du laisser-aller qui le gagne et, au-delà, de lui refaire gravir une échelle sociale dégringolée par infortune « Donc j’ai pensé que l’armée, ça faisait partie des institutions qui auraient pu, justement, m’aider à remonter cette pente et à retrouver un prestige perdu. ». Jérôme, toutefois, ne considère pas cette aide subordonnée à un engagement physique de sa part. « Pas particulièrement sportif » du fait de ses kilos en trop, doté d’une forte myopie, il sait pertinemment à quoi s’en tenir quant à une carrière dans l’armée ; mais son attrait pour l’institution n’est pas professionnel, il est esthétique (« le côté droit, les bottes cirées, sportif et tout ça… ») et, mais les deux sont liés, éthique « c’est des belles valeurs, c’est des choses auxquelles on peut bien s’identifier ». Cette identification, dont il use comme d’un tuteur qu’il s’appliquerait à lui-même, s’appuie sur les ressemblances qu’il veut voir entre le quotidien militaire et le sien –ce qui lui permet d’assimiler son dénuement à une saine frugalité– et celles dont il regrette l’absence, comme la notion d’entraide (« si tu tombes on te rattrape, contrairement au monde public, où si tu crèves et ben, ma foi, démerde-toi ») ou même d’utilité « le fait de savoir vraiment pourquoi tu vas bosser ». Lorsque Jérôme se déclare « pro-militariste », il faut y voir son aspiration à trouver sa place dans une société à la fois plus solidaire et plus encadrée, où les accidents de parcours seraient amortis par une véritable cohésion nationale.

 

Un printemps chinois

De fait, la mort de son père a créé un vide autour de lui que sa déscolarisation et le caractère éphémère de ses expériences professionnelles n’ont pu combler. Même lorsqu’il reste plusieurs semaines, la précarité et la concurrence des secteurs qui l’emploient créent plus d’inimitiés que de chaleur humaine « c’était pour me faire baiser, au bout d’un moment j’avais plus envie de les voir ». En comparaison de sa préadolescence, Jérôme a subi une régression spatiale et financière, mais c’est sa misère affective qui lui coûte le plus. Lorsqu’il rencontre Kheo, par le biais de l’association France-Thaïlande installée au coin de sa rue, celui-ci devient le passeport d’une socialisation inespérée et exclusive « J’allais beaucoup à Roubaix, dans les quartiers thaïlandais tout ça, on jouait aux cartes… j’passais des week-ends entiers avec lui ». Jugé pitoyable par un individu entouré, ce réseau représente pour Jérôme une oasis sociale. Mais celle-ci s’évapore bientôt avec le suicide inexpliqué de Kheo, qui plonge son ami dans la tristesse et l’incompréhension (« c’est comme Bruce Lee, on sait pas, on n’a jamais su… »). Une bonne nouvelle s’égare pourtant dans cette suite de drames ininterrompue : sa mère, qui a obtenu vis-à-vis de sa grand-mère le statut d’auxiliaire de vie, reçoit désormais des indemnités de l’Etat. Aussi, lorsqu’une amie, qui « avait peur d’y aller toute seule », propose à Jérôme de partir en Chine avec elle, il n’hésite pas un instant et met ses économies dans un billet d’avion. « Par amour de l’Asie », parce qu’il a envie de changer d’air, mais surtout parce qu’il est clair qu’il n’a « pas grand-chose à perdre ».

Au bout de cinq mois d’une équipée chinoise menée au hasard des rencontres, il est toutefois obligé de rentrer faute de financement : sa grand-mère étant décédée entre temps, l’unique source de revenus de sa mère a disparu avec elle. Jérôme retrouve l’Hexagone, ses anciennes difficultés et ses modèles d’action. Il retrouve surtout, intacte, l’injustice qui sature la perception de sa condition, quelque soit d’ailleurs le domaine auquel il s’essaye. Recalé au concours de la gendarmerie avant son départ (« soi-disant pour des raisons psychologiques »), il passe celui de la police nationale dont le verdict, « un 16/20 en maths et un 4/20 en Français », le laisse ébaubi. Et lorsque, à l’issue d’une période particulièrement éreintante, le patron de la Brasserie de la Paix le licencie sans raison valable, sa première réaction, peut-être aussi la seule possible, est de se tourner vers la permanence du Front. Pas tant pour militer que pour partager son indignation, pour trouver des auditeurs compatissants et acquis à son diagnostic. En adhérant, Jérôme accomplit aussi un geste de rapprochement symbolique vers Jean-Marie Le Pen. À la fois « le père et le grand-père » qu'il n’a pas pu avoir, « ancien militaire » et « Sangoku de la politique », cet homme agrège finalement l’ensemble de ses passions. Jérôme exulte à l’idée de l’avoir adopté comme boussole de vie, « une sorte de mentor et de guide » capable de lui donner l’impulsion pour une reprise d’études. Certes, il doit encore « meubler » financièrement mais sa priorité est ailleurs : durant l’entretien, il appelle ainsi ces emplois, bien qu’ils représentent son quotidien depuis quatre ans, des « petits boulots », comme pour souligner leur caractère transitoire. Depuis le mois de janvier en effet, il suit une préparation au DAEU, un équivalent du baccalauréat. Ensuite, il se voit en Faculté de Droit, un projet auquel le parcours de « papy » est tout sauf étranger.

 

 

Tranquillement projeté par Royal-ornythorinque, le Jeudi 11 Mai 2006, 18:19 dans la rubrique "Croisée des chemins".


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