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J'aurai ta peau

Bruno, un homme rangé


              Nous avons été amené à rencontrer Bruno à plusieurs reprises, et nous sommes efforcés, davantage encore qu’avec les autres, d’instaurer une relation de confiance et de respect réciproque. C’est lui-même en effet qui nous a annoncé, au cours de notre premier entretien, à la permanence, son intention de devenir le nouveau responsable de la section. Nous avions alors surtout évoqué ses motivations, ses projets pour une structure trop longtemps délaissée par son prédécesseur. Nous l’avions ensuite croisé fréquemment à la permanence, toujours actif et pressé, dominant de sa stature massive, impressionnante dans un local si étroit, le reste des militants. Cette carrure de déménageur le rendait aisément reconnaissable, plus que son cheveux court pas si rare en ces lieux, sa tenue variant au rythme des rencontres : jean, Bomber’s, Ranger’s le premier soir, puis costume-cravate-oreillette à l’occasion d’une réunion militante (à laquelle « seuls les militants » furent admis). Lors du second entretien, son sweat Nirvana et ses godillots terreux détonnent franchement dans le hall de l’Hôtel de Région de ----. C’est finalement dans le bureau de ---- que nous nous installons, un élément qui impressionne fort Bruno d’autant qu’il occupe le fauteuil du ----- du parti.

            Âgé de 27 ans, Bruno est marié et a deux petites filles de 4 et 6 ans. Il exerce le métier de maître-chien, mais son domaine d’activité, plus généralement, est celui de la « sécurité ». À l’ensemble de son propos, son physique massif et ses gestes énergiques insufflent une force certaine, chose qu’il sait et dont il joue. D’ailleurs, il est déjà « passé 4, 5 fois dans les informations ». Son air bravache, néanmoins, cache mal son désir de convaincre, de paraître convaincant. Il y a en lui, non pas un franc malaise, mais une forme de vulnérabilité que l’on pressent avec le temps, à l’écoute ou à la relecture, mais que son apparence dissimule sur le coup. Dans un entretien qu’il conçoit comme officiel, Bruno est à l’image de ses phrases : il voudrait masquer ses faiblesses en s’imposant avec entrain.

  

L’enfance

Peu enclin à évoquer son enfance, Bruno n’entretient pas moins une conscience aiguë du rôle qu’elle a joué dans sa façon d’appréhender le monde social « On a toujours vis-à-vis de l’enfance quelque chose qui se passe ». La sienne se déroule dans le -----, au sein d’un cadre rural préservé des turpitudes et de la brutalité de la métropole ----, ainsi que des populations immigrées. Aujourd’hui encore, il perçoit cet endroit comme un espace privilégié, en voie d’extinction, capable de protéger ceux qu’il abrite « ---- c’est un petit village où est-ce qu’on est tranquille, on est pas dérangés. Même en ce moment, moi je mets mes filles là-bas parce que niveau fréquentation école… ». Certes tout n’est pas rose : la mairie « communiste depuis longtemps » est prégnante sur la vie politique, de sorte que ceux qui n’en sont pas se réfugient, comme son père « directeur d’agence », dans l’apolitisme. L’essentiel est ailleurs pourtant. Ce village mythifié ne devient Eden que lorsque Bruno est contraint à en sortir pour aller au collège. Soudain, il est nu « j’étais plus ou moins d’apparence physique… obèse et puis petit, donc on se foutait souvent de ma gueule ». La confrontation au regard des autres, perçu comme doublement étranger (une majorité d’élèves appartient à des familles immigrées du Maghreb), est d’autant plus difficile à gérer qu’elle est inattendue. Rien ne l’a préparé à une telle violence, que le cadre de ses premières années a rendu plus saillante encore, en prolongeant longtemps la quiétude fœtale « J’ai vécu au sein de ce village qui reste fermé, sans problème… c’est pour ça que j’ai eu une perception des choses. ». Cette perception est à entendre doublement : d’abord la douleur accrue d’une peau sans carapace, puis l’entendement distinct, l’analyse particulière des évènements. La première rencontre de Bruno avec la différence, les jeunes beurs en l’occurrence, l’a renvoyé à sa propre étrangeté. L’école étant obligatoire, le cadre de son enfance dispersé, sa fuite a d’abord été intérieure : un repli sur soi dont il mettra des années à émerger, partiellement, et sur lequel il jette des mots pudiques « obligatoirement tu te formes un petit cocon en disant « Mes copains c’est pas eux, mes copains c’est les autres » ».

 

Le skin

Les autres, il lui faut attendre le lycée pour les trouver. En attendant, Bruno se marginalise davantage et, par la musique, parvient à jeter une bande-son différente sur ses journées. Il veut y retrouver, toutefois, la rage qui le tenaille et qui reste inaudible « c’était du hard-core , du hard rock », autant de genres musicaux qui se dressent contre la culture rap et hip-hop des groupes qu’il rejette parce qu’ils l’ont lui-même écarté. Bruno se montre entièrement au fait de cette dialectique de l’exclusion, et donc de sa part de responsabilité « J’ai amplifié plus ou moins les choses avec moi parce que les genres de musique que j’écoutais… ». Mais les accords du métal créent du lien aussi sûrement que le rythme du R’n’B, et de la même façon : en réaction. En seconde, il se lie avec d’autres jeunes qui partagent le même sentiment acoustique et le même ressentiment racial « automatiquement je me suis intégré à des groupes qui étaient plus ou moins contre… les Maghrébins et tous ces trucs là. ». À son « ras le bol » personnel, en effet, vont venir se greffer les autres haines de la mouvance skin, auxquelles, trop heureux de délaisser sa solitude, il adhère sans partage. Il porte alors un blouson dans le dos duquel il a cousu –ultime affront ou lapsus ?–  « la croix juive avec un panneau sens interdit dessus ». Aujourd’hui, le regard qu’il jette sur cette période et sur les photos qu’il en reste (« tu vois des photos, tu te dis « Putain, c’est le skin ! ») est à la fois incrédule et railleur « c’est maintenant que je me dis, avec le recul et avec les expériences des faits, j’me dis « Putain, j’étais grave » ». Bruno semble avoir fait assez de chemin pour faire son autocritique, qu’il résume avec brio « En fait je voulais éviter les emmerdes, mais en amplifiant les emmerdes. C’était pas la solution. ». L’appartenance skin le soulage, mais ne le rend pas heureux. Lorsqu’il redouble sa première, il décide de s’arracher à ce cadre pour un milieu sain, où les groupes n’ont pas leur place, et d’intégrer l’armée. Lorsqu’il échoue au bac, « passé avec des Rangers aux pieds », Bruno est déjà depuis un an en « préparation militaire » en alternance, auprès du 43ème régiment d’infanterie de ---- qu’il a rejoint à chaque période de vacances. Aussitôt les résultats tombés, aussi content que les rares qui ont décroché une mention, il signe pour 24 mois. Il y restera moins d’un an.

 

La transformation

La motivation de Bruno pour intégrer l’armée tient autant au dégoût de sa situation personnelle qu’à l’admiration que lui inspire cette institution, la seule capable de mettre de l’ordre dans sa vie. Aussi s’y réfugie-t-il avec l’opiniâtreté du récent converti candidat à l’ordre des Cisterciens, et demande à être affecté à l’un des derniers régiments disciplinaires. Plus exactement au 17ème Régiment Génie Parachutiste pour « succéder à un de ses oncles », décédé pendant la Guerre de Bosnie. Sa détermination à opter, dès le début, pour l’aspect le plus strict, le plus encadré du panel militaire (« strict à 100%, tu marches au pas, tu fais pas un pet de travers ») n’a rien du sado-masochisme. Son choix, qui s’inscrit aussi dans une filiation, traduit le besoin d’encadrement et, plus largement, celui de modèle. C’est la même nécessité qui sous-tendra son adhésion, quelques années plus tard. Mais Bruno va trouver à l’armée autre chose qu’une discipline de vie : une deuxième chance face à la différence. Tous étant mis sur un pied d’égalité, forcés de s’entraider pour parvenir à leurs fins, la Grande Muette délie les langues et relance les processus de catégorisation sociale sclérosés depuis le collège. La vie en commun, la solidarité obligée implique une ouverture aux autres impensable dans la vie civile

 

« J’ai vu certaines personnes que je voyais d’un angle mort, je voyais des personnes que j’aurais jamais côtoyées avant. Des personnes maghrébines, des personnes turques, des personnes libanaises, des Capverdiens… et c’est là que j’ai vu qu’ils sont pas tous mauvais, quoi. »

 

Et même si dans les bus, on entonne des chants de paras outrageusement racistes, cela ouvre les horizons « À l’armée t’apprends à vivre en communauté avec tous les jeunes différents de toi…». Encore skinhead il y a quelques mois, Bruno reçoit cette expérience comme une délivrance « ça m’a forgé quelque chose de bon. L’armée ça libère les personnes ». La rigidité a posé les bases d’un nouvel équilibre, la promiscuité a permis l’ouverture : sa dialectique intérieur/extérieur a été bouleversée.

Un autre élément est venu accentuer cette évolution : à 19 ans, à peine revenu du régiment, Bruno rencontre celle qui deviendra son épouse. Sa réserve virile lui commande de passer rapidement sur ce sujet, qu’il rattache et mélange aujourd’hui à son expérience militaire « J’ai connu ma femme très jeune… je suis parti à l’armée, j’ai connu ma femme… ». Liés dans une même temporalité, ces deux temps forts ont aussi en commun d’avoir constitué un tournant dans sa vie en mettant fin, de manière durable, à son isolement. Bruno est passé, au travers de la camaraderie et du couple (bientôt de la famille), d’un schéma de pensée égocentré à une approche solidaire. Ce n’est pas l’égoïsme, en effet, qui l’avait enfermé mais l’isolement, l’impossibilité du partage. Toutefois, son nouveau statut comporte des responsabilités nouvelles, d’autant plus lourdes que la donne a changé ; la vie civile lui réserve des difficultés qui remettent rapidement en question son nouvel équilibre

 

Les années de galère

Écarté de l’armée à la suite d’une blessure au pied, Bruno a vu soudain s’envoler la perspective d’une carrière militaire et de sa « retraite à 35 ans ». Rendu à la vie civile neuf mois après avoir échoué au baccalauréat, il se retrouve sur le marché du travail avec son seul diplôme de maître-chien, passé sous les drapeaux. Dans ce secteur, trouver un emploi stable relève du miracle. Le domaine de la sécurité, qui fonctionne sur des contrats à durée déterminée, lui fait regretter la sécurité de l’emploi de l’armée. Surtout, il le confronte à ses vieux démons : dans les lycées, sur les sites industriels et les chantiers qu’il surveille, « la plupart du temps les voleurs que tu as sur place c’est des personnes d’origine maghrébine. ». Très vite, sa perception ancienne est réactualisée, des constats qu’il fait découlent les préjugés classiques, jusqu’à l’occultation totale de son éphémère rapprochement culturel 

 

 « Moi j’ai eu l’expérience à côté de cette salle, elle est louée soit à des Arabes, soit à des Français… tu fais ce que tu veux, t’as autant de personnes que tu veux, à chaque fois qu’on a des problèmes c’est les mariages musulmans. Pourquoi, je sais pas ! On dirait qu’ils sont attirés par faire quelque chose de mal. »

 

Financièrement acculé à cette réalité professionnelle qui nourrit son ressentiment, tenu d’y faire face jour après jour, Bruno n’a plus à sa portée le dilettantisme lycéen d’antan ni l’esprit d’équipe militaire. Le rejet de la différence se conjugue à sa proximité quotidienne. Son salaire ne lui permettant pas d’acheter la distance sociale capable de l’apaiser, il s’installe dans un arrondissement difficile de -----. Avant même que le couple ait emménagé, la maison est cambriolée. Sachant qu’il s’installe pour plusieurs années, peut-être pour le restant de ses jours, Bruno décide de s’imposer dès le premier instant ; lors du déménagement, il annonce la couleur à des jeunes sidérés « ben j’ai pris les carabines comme ça, contre moi, puis j’suis sorti du camion qu’était en face de la rue, j’ai croisé un groupe de jeunes, pis j’les ai regardés, j’ai dit « Bonjour » pis j’suis passé avec ». Un scénario qu’il reproduit dès qu’il le peut, par exemple le dimanche matin lorsqu’il va disputer des parties d’ « Air-soft », une sorte de paint-ball plus perfectionné et plus douloureux  « Je sors, je suis en treillis, j’ai le gilet d’intervention comme le GIGN… et puis je sors des valises… j’ai un sac qui a une 4.1 dedans, j’ai une autre valise, c’est un fusil sniper… ». Bien évidemment, un tel étalage tient plus du télé-achat que du « fan de tir » qu’il dit être. Et pour cause, Bruno veut s’imposer non pas par la force, mais par la puissance. En faisant montre de son appartenance, en imposant violemment à son public la catégorie dans laquelle le ranger, il croise inconsciemment ses expériences skin et militaire. Dès lors, peu lui importe de passer pour l’individu dangereux qu’il n’est probablement pas : seule compte son intégrité physique  « Dans leurs têtes ils se disent « Putain le mec, on l’cambriole, on se prend une balle dans la tête ! » (je ris) Non mais c’est ça qu’ils se disent ! ». Comme cela fonctionne depuis, il reste persuadé que c’est « la seule solution d’être tranquille ».

L’autre condition est de toucher un salaire, et de rebondir à tous prix une fois que la sécurité ------ est saturée. À 22 ans, Bruno vient en effet d’être papa et d’être licencié. Pour s’extirper de cette « galère », il tente plusieurs reconversions : dans la manutention, un secteur « qui n’est pas mon truc du tout », puis comme chauffeur de poids lourd, métier physique qui le conduit à l’accident de travail. Progressivement se nouent dans son esprit chômage et immigration.

 

L’adhésion

Bruno a adhéré au Front national en 2002, dans les semaines qui ont précédé le premier tour des élections présidentielles. Il a très vite construit un récit de cet épisode capable de décider des électeurs potentiels et destiné aux médias, qui l’avaient alors pris pour cible. Ce récit nous fut donné spontanément par l’intéressé, à peine assis, lors de notre première entrevue à la permanence. Il met en scène un Bruno totalement indécis quant à son vote et interpellant les partis politiques sur la teneur de leurs programmes respectifs (« J’ai en fait appelé 4 ou 5 partis différents, j’avais aucune idée de qui voter »). Non pas certains partis, car le Bruno de l’histoire n’a aucune référence politique préalable (il est en apesanteur politique), mais un véritable panel allant du PS au MNR. Tous ces partis sont joints par téléphone dans des conditions identiques, dans une approche sofresienne totalement objective. Or, que ressort-il de l’expérience de Bruno ? Seuls les Verts et le FN lui répondirent. Mais tandis que les écologistes l’invitaient à passer à une permanence où il ne trouva « jamais personne », le Front le rappelle (« la première chose qu’il m’a dit c’est « Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous ? » Tu te dis : « Tiens, enfin quelqu’un qui pense quelque chose à toi ! » ») et se rend à son domicile. Cette fable politique nous renseigne sur un élément essentiel : Bruno se perçoit comme incompétent en la matière, mais surtout comme abandonné des partis. Seul le FN a été capable de lui montrer de l’intérêt, de se mettre à sa portée dans une relation simple et amicale. Bruno ne recherchait pas un programme, la prégnance de son passé et de sa situation présente suffisait à orienter son idée pour l’avenir national, il voulait un parti sur lequel reposer son ressentiment. Aussi l’adéquation est-elle totale, avec les réserves habituelles de l’entretien sociologique « j’me suis dit « Tiens, c’est un programme qui me paraît semblable à c’que j’voudrais qu’il se passe » euh… sans avoir pour autant les arrières pensées que beaucoup de gens ont. »

 

La sortie de l’isolement

La rencontre avec le responsable frontiste est suivie d’une adhésion immédiate ainsi que d’une mise au service du parti volontaire de Bruno, qui multiplie les actes militants et habille la grisaille quotidienne d’un prosélytisme fervent. Un engagement visible qui, malgré ses coûts en matière professionnelle et sociale (peut-être à cause de ces mêmes coûts), va créer à moyen terme une dynamique propre : aujourd’hui, quatre ans plus tard, Bruno a proposé de prendre en charge le FNJ du ---. Carl Lang s’en est semble-t-il félicité. Malgré sa fierté, Bruno souligne son peu de disponibilité : disposant d’un contrat à temps plein, membre des associations de parents d’élèves, d’Air-soft et du ----- (des jardins familiaux de -----), il multiplie les casquettes. Mais ce dont il rêve éveillé, apprend-on tandis que l’entretien touche à sa fin, c’est d’un véritable bureau. Il égrène les mandats électoraux locaux comme autant de prières : « conseiller municipal, conseiller cantonal, conseiller législatif… moi personnellement je suis ouvert à toute proposition de poste ». Gageons que le Front n’en demandait pas tant.

Tranquillement projeté par Royal-ornythorinque, le Jeudi 11 Mai 2006, 18:26 dans la rubrique "Croisée des chemins".


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